5 ans après l’affaire BABY-LOUP : où en est-on ?
En France, depuis 2004, il est interdit d’arborer des « signes religieux ostentatoires » à l’école et depuis 2011 de « dissimuler son visage » soit, notamment, de porter le voile intégral dans l’espace public. Qu’en est-il au travail ?
L’affaire BABY-LOUP : arrêt précurseur :
En 2014, la Cour de Cassation, en assemblée plénière, a précisé les conditions auxquelles une personne privée, en l’occurrence une crèche gérée par l’association éponyme, peut restreindre la liberté de ses salariés de manifester leurs convictions religieuses sur leur lieu de travail en licenciant une directrice adjointe qui avait refusé d’ôter son voile.
Elle rappelle qu’en application des articles L1121-1 et L1321-3 du Code du Travail, les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. En effet, le règlement intérieur d’une entreprise privée ne peut instaurer de restrictions générales et imprécises à une liberté fondamentale.
La Cour conditionne ainsi l’interdiction du port du voile dans une entreprise privée à deux conditions :
- Que cette interdiction figure explicitement dans le règlement intérieur de l’entreprise,
- Que l’employée concernée soit en contact avec le public.
En 2018, l’ONU a pointé une « discrimination religieuse » de la France dans cette affaire.
En 2019, une décision de la Cour d’Appel de Versailles 2) a donné raison à une salariée licenciée parce qu’elle avait refusé de retirer son voile.
Est-ce à dire, comme cela a été présenté par de nombreux médias, que la justice autorise désormais le port du voile dans les entreprises privées ?
Les enjeux :
Le fameux « vivre ensemble » serait-il mis à mal par le fait religieux dans la communauté de travail ?
Encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce « vivre ensemble » : universalisme français versus communautarisme anglo-saxon.
« Comment relever le défi d’une société multiconfessionnelle sans favoriser l’individualisme religieux et le repli communautaire qu’il charrie ? […] comment lutter contre l’intégrisme religieux sans stigmatiser une partie des croyants ? » 3).
Comment concilier une vie collective apaisée et les performances économiques de l’entreprise ?
Car l’évolution de la société amène à réfléchir sur de nouveaux enjeux liés justement à la diversité culturelle et religieuse.
C’est ainsi, par exemple, que se développe depuis plusieurs années la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), concept anglo-saxon qui a pour objectifs, notamment, de permettre à l’entreprise d’améliorer son image, sa notoriété, de favoriser la cohésion sociale en son sein, de limiter les risques sociaux et d’exposer ses préoccupations éthiques.
Les entreprises étant pragmatiques, elles veulent garantir leurs performances économiques tout en respectant les droits et libertés des personnes.
De grandes entreprises françaises pratiquent et promeuvent depuis plusieurs années la diversité et l’inclusion, l’objectif étant de créer un milieu de travail dans lequel tous les employés se sentent acceptés, inclus et appréciés pour qui ils sont.
Vaste programme qui élargit peu à peu le champ des possibilités au sein de l’entreprise, en s’éloignant de la simple définition d’un contrat de travail : une prestation contre une rémunération. Cette incitation à la « diversité », sans même évoquer la discrimination positive, est différemment perçue.
Garantie d’une stricte égalité, notamment des chances, pour les uns, incitation à mettre en avant leurs caractéristiques, visibles ou non (couleur de peau, orientation sexuelle, religion etc.), au détriment des caractéristiques plus « qualitatives » (adaptabilité, relationnel, ouverture d’esprit, assiduité, etc.) avec, au final, un résultat contraire à celui recherché, pour les autres.
Les limites à l’affichage de la religion en entreprise :
Les convictions religieuses relèvent de l’intime conviction du salarié et si l’employeur est tenu de les respecter, celles-ci n’entrent pas, en principe, dans le contrat de travail.
Pour autant, si l’employeur doit se désintéresser des convictions religieuses de ses salariés, cela ne concerne pas les conséquences de leur extériorisation au travail par le port de certaines tenues ou symboles ou la revendication de certaines pratiques.
C’est la distinction entre la liberté de croyance, absolue, et la liberté de manifester cette croyance, pouvant être restreinte dans des conditions strictement encadrées (articles visés dans l’arrêt BABY-LOUP).
Or, comment articuler, de l’embauche jusqu’à un éventuel conflit, l’intérêt de l’entreprise et la protection des droits et libertés, plus particulièrement la liberté d’expression religieuse des salariés.
Ecartons d’emblée le secteur public où les agents sont astreints à une obligation de neutralité.
Le principe de laïcité, entendu au sens de l’article 1er de la constitution, n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public.
L’entreprise privée doit respecter la liberté de ses salariés de manifester leur religion, et peu importe laquelle, dans les limites du bon fonctionnement de l’entreprise, cela s’appliquant bien plus largement qu’aux signes religieux.
A titre d’exemple, dans un arrêt en date du 1er février 2017, la Cour de Cassation 4) estime qu’une salariée qui doit être assermentée pour occuper ses fonctions ne peut pas être licenciée pour avoir refusé de prêter serment en disant « je le jure »compte tenu de sa religion (chrétienne). Son licenciement prononcé en raison de ses convictions religieuses est discriminatoire, puisqu’elle avait proposé une alternative qui lui a été refusée.
Le principe de neutralité dans les entreprises privées ? Oui, mais sous conditions :
Par un arrêt en date du 22 novembre 2017, la Cour de Cassation a posé les règles pour instituer une clause de neutralité qui ne soit pas discriminatoire 5).
Transposant la Jurisprudence européenne 6), s’inspirant de la nouvelle disposition issue de la loi « travail » (art. L1321-2-1) et s’inscrivant dans la lignée de l’affaire BABY-LOUP, elle précise que l’employeur peut prévoir une clause de neutralité « générale et indifférenciée » interdisant « le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux » sur le lieu de travail, dès lors que cette clause n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant « en contact avec les clients ».
Le caractère général et indifférencié de la clause suppose de ne pas cibler spécifiquement les signes religieux.
La clause de neutralité doit figurer dans le règlement intérieur ou dans une note de services soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur. Des chartes d’éthique sont possibles mais n’ont aucun caractère coercitif et leur non-respect ne peut fonder un licenciement disciplinaire.
Enfin, même en présence d’une clause de neutralité valable, en cas de refus du salarié de s’y conformer, le licenciement n’est pas automatique et l’employeur doit rechercher des solutions alternatives à ce dernier.
Dans l’arrêt de la Cour d’Appel de Versailles précité, si la salariée a eu gain de cause concernant son refus d’ôter le voile, c’est en réalité parce que l’employeur n’avait pas respecté ces principes. Les restrictions sont donc possibles mais encadrées.
Pour s’y retrouver, un guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées est diffusé par le ministère du travail et consultable en ligne. Celui-ci, sans valeur juridique opposable, préconise des solutions déduites de principes légaux et jurisprudentiels connus.
Il est rédigé sous forme de questions-réponses et renseignera utilement l’employeur comme le salarié.
Et pendant ce temps, alors qu’en France et dans l’union européenne, des salariées, au nom des libertés et des droits fondamentaux refusent d’ôter leur voile sur leur lieu de travail et saisissent les tribunaux, Nasrin SOTOUDEH, détentrice du prix SAKHAROV, avocate iranienne, vient d’être condamnée à dix années d’emprisonnement supplémentaires et 149 coups de fouet pour avoir, notamment, défendu des femmes qui ont retiré leur voile en pleine rue, au nom des mêmes libertés et des mêmes droits…
- Arrêt n° 612 du 25 juin 2014,
- CA Versailles, 18 avril 2019, n° 18/02189,
- P. Adam, Semaine sociale Lamy, 28 nov. 2011, n° 1515, p 10,
- C. Cass. 1er février 2017, n° 16-10459,
- C. Cass. 22 novembre 2017, n° 13-19855,
- CJUE 14 mars 2017, Jurisdata n° 2017-005471 et 14 mars 2017, Jurisdata n° 2017-004234.